Qui est-il ce Vieux Bonhomme ?
Il contemple, il regarde, il lit, il sent.
Il ne peut guère écouter car ses vieilles oreilles le lâchent.
Il est curieux et tout l’intéresse.
Il est vieux et sa santé est excellente,
il se dégrade peu à peu bien sûr,
mais il a bon oeil faute d’un bon pied.
Il est plutôt mieux que beaucoup d’autres.
Mais il n’est plus un homme comme disait un écrivain japonais.*
Sa tête va bien.
Il se rappelle une chanson qui parle d’amour et de feuilles mortes :
Oh je voudrais tant que tu te souviennes
Cette chanson était la tienne
C’était ta préférée je crois
Qu’elle est de Prévert et Kosma
Et chaque fois Les Feuilles mortes
Te rappellent à mon souvenir
Jour après jour les amours mortes
N’en finissent pas de mourir **
Mais lui, au fond comment vit-il
ces choses importantes même vitales ?
Le Vieux Bonhomme est discret sur son histoire.
Seul sur sa terrasse où il boit un pastis le soir,
il est calme, réservé peut-être.
Les siens sont plus loin, ils viennent parfois le voir.
Il dit que c’est grâce à lui, un peu, s’ils existent.
Ils vivent bien.
Bien sûr c’est aussi grâce a leur mère,
mais elle n’est plus là.
Elle leur manque.
Dans le vieux grimoire il trouve des mots jolis, des phrases belles :
Il avait eu Julie la rousse
et Irma la douce,
Judith la menace
et Pénélope la tenace,
Sibylle la voyante
et Diane la vaillante,
Ophélie de l’onde
et Mélisande la blonde.
Il avait connu la presque mise?re, la fausse gloire,
les molles aventures
et le trouble malheur.
Il avait été adulé, admiré, dorloté et haï,
rejeté, exclu, délaissé et banni.
Re?elle et belle, maintenant, première,
Caresse, tendresse, plénitude et certitude,
Où êtes-vous ?
Tout cela, ce qu’il a vécu
c’est loin.
Parfois il pense à ce qu’il a été.
C’est bien connu
les vieux se tournent vers ce qu’ils ont vécu.
Lui, il porte le regard vers ce qu’il a à vivre
préoccupé de ce que deviennent Dame Planète,
l’espèce des animaux humains
et avant tout, les êtres qui lui sont proches, qui lui sont chers.
Tiens, une corneille noire
voisine s’est perchée
sur l’armature du brise vue de la terrasse d’en face.
Elle plonge vers le sol.
Il y a un nid c’est certain.
Des oisillons vont naître.
Ou déjà éclots ils apprennent à battre des ailes
s’entraînant pour leur premier envol.
Le Vieux Bonhomme aime chanter.
Il fredonne une douce mélodie bienfaisante :
Des jardins de la nuit s’envolent les étoiles,
Abeilles d’or qu’attire un invisible miel.
Et l’aube au loin, tendant la candeur de ses toiles,
trame de fils d’argent le manteau bleu du ciel.
Du jardin de mon c?ur qu’un rêve lent enivre,
S’envolent mes désirs sur les pas du matin.
Comme un essaim léger qu’à l’horizon de cuivre,
Appelle un chant plaintif éternel et lointain. ***
Ses pensées toujours vaillantes vagabondent dans un élan de poésie :
Le soir est au nord.
Des effilochages de brume s’épandent entre les bouleaux blancs,
fins, malicieux gardiens des prairies et des champs.
Le soleil bas festoie sur la nappe liquide d’argent,
contre-jour des résineux sombres,
fiers gardiens des manufactures et des bibliothèques.
Les friselis et les ondes d’étraves
bercent le cygne lent et solitaire
vers les rochers plats,
loin des vols triangulaires des oies sauvages.
La maison de rondins tapisse?e de mots, de phrases, de notes et de poèmes,
coquille en labyrinthe spirituel,
écrin isolé et précieux du fond des bois.
Sa vieillesse est heureuse, presque,
En paix avec le monde dans une solitude banale et tranquille.
Sur sa terrasse lentement le Vieux Bonhomme savoure sa boisson du soir.
Les montagnes sont belles, la ville est calme, il laisse aller sa pensée.
* Les belles endormies – Yasunari Kawabata
** Les feuilles mortes – Serges Gainsbourg
*** Aurore – Armand Sylvestre/Gabriel Fauré
Patrick Sibille – 25 avril 2020